— Elle serait entrée, maintenant, et nous l’aurions entendue monter l’escalier avec ses gros sabots. Je serai bien contente quand elle partira.

— Et l’argent du loyer avec.

Agnès leva les yeux.

— Tu es vraiment bizarre. Malgré le pactole que nous allons toucher ce soir, tu t’inquiètes pour le loyer de misère qu’elle nous verse ?

— L’affaire n’est pas encore conclue, je te l’ai déjà dit des centaines de fois.

— Alors pourquoi est-ce qu’il vient, si ce n’est pas pour acheter ? Une fois qu’il aura vu le diamant, il voudra le posséder.

— Je te trouve bien sûre de toi.

Elle referma brutalement son magazine.

— Et moi je te trouve bien trop angoissé pour qu’il nous fasse une offre raisonnable. Je sais ce que vaut cette pierre, et s’il n’est pas prêt à s’aligner, alors il faudra que tu trouves quelqu’un d’autre.

— Écoute, les collectionneurs fous qui ne posent pas de questions ne courent pas les rues. J’ai dû me remuer pour dénicher celui-là.

— Nous ne sommes pas pressés. Mabel ne s’est encore aperçue de rien, et elle n’est pas près de le faire.

Il gloussa.

— Tu l’as vue sortir ?

— Oui, et tu le sais. J’ai même failli casser quelque chose en me retenant de rire. La façon qu’elle avait de se pavaner, de se prendre pour une reine qui porterait les joyaux de la couronne. Quelle snob ! Un de ces jours, je vais tout lui raconter.

La blancheur d’un éclair zébra la fenêtre et le tonnerre éclata en un coup de canon, à peine une seconde plus tard. Agnès glapit, Clive tressaillit, les lumières vacillèrent et je disparus complètement. Je m’étais laissé surprendre. Ce qui n’était pas plus mal, car les gens ont tendance à regarder en l’air quand ce genre de choses se produit.

— Éloigne-toi de cette fenêtre avant de te faire électrocuter, dit Agnès, ébranlée.

— Il est juste au-dessus de nos têtes. Tu as senti ça ? Toute la maison a tremblé.

— Je vais chercher une bougie avant que les plombs sautent.

Elle passa sous l’endroit où je me trouvais et franchit la porte qui donnait dans la salle à manger. Elle farfouilla quelques instants, puis revint.

— C’est mieux comme ça, déclara-t-elle après quelques minutes. C’est plus intime. Tu veux un verre ?

— Quand nous en aurons fini.

— Je vais attendre aussi, dans ce cas.

— Qu’est-ce que tu fais ?

— Grand-mère n’arrêtait pas de nous assommer avec le bon vieux temps et l’aspect que prenait le diamant à la lueur d’une bougie. Je veux voir ça.

— Range-le.

— Le jaune disparaît dans cette lumière. La vieille chouette avait raison. On dirait un vrai diamant, maintenant, viens voir.

— Non, merci.

— Ne me dis pas que tu crois ces foutaises à propos de la malédiction.

— Et c’est toi qui viens juste de me dire de ne pas m’angoisser. Qu’est-ce que va penser Taylor en te voyant agiter ce truc comme une vulgaire babiole ?

— Que peut-être j’y suis attachée et donc peu disposée à le vendre. Je vais faire en sorte qu’il entende mon cœur se briser.

— Ne force pas trop sur le côté Sarah Bernhardt. Il n’en est pas à sa première affaire. Il s’en apercevra si tu essaies de…

Je n’entendis pas la fin de sa phrase, trop occupé que j’étais à rebrousser chemin aussi vite que possible. En remontant le couloir, je percutai Escott qui frissonna violemment. Il avait une fois comparé le sentiment glacial que j’induis sous cette forme à ce que l’on pourrait ressentir si quelqu’un venait valser sur notre tombe.

— Y a-t-il un problème ? chuchota Escott, qui avait visiblement identifié l’origine du froid.

Je restai en retrait, ne sachant pas où se trouvait Mabel.

— Mlle Weaver n’est pas ici.

Je repris ma forme, et mon poids. La gravité me procure chaque fois une sensation étrange, un peu comme si je ressortais d’une piscine après m’y être laissé flotter un long moment.

La porte à laquelle il s’était attaqué était désormais ouverte. Je regardai dans la pièce. La lampe de poche gisait sur le sol. Dans son faisceau, j’aperçus Mabel, à genoux au pied d’une armoire, passant en revue des dizaines d’escarpins. Les femmes n’ont que deux pieds, alors pourquoi ont-elles besoin de tant de paires de chaussures ?

Mabel s’immobilisa en m’entendant siffler un « psst ». Elle se releva en vitesse.

— Ils nous ont devancés, chuchotai-je. Agnès a la pierre avec elle. Voulez-vous que l’on passe au plan B ?

Elle grimaça.

— Vous ne parviendrez jamais à lui faire entendre raison. Quoi que vous fassiez, vous serez contraint de vous battre.

— Jack sait y faire avec les gens, lui assura Escott. Il n’en aura pas pour longtemps. Nous ferions mieux d’aller attendre dans la voiture.

— Oh, j’aimerais bien voir ça.

— Non, répliquai-je, catégorique. Partez, tous les deux.

— Mais…

— Je vous promets de ne rien casser. Donnez-moi la copie. Je vais procéder à l’échange.

— Mais si vous touchez l’original… la malédiction. Je ne peux pas, dit-elle le plus sérieusement du monde.

— S’il vous plaît, dis-je en accentuant ma pression. L’ayant déjà hypnotisée peu de temps auparavant, je n’eus pas besoin d’insister.

Même si le véritable diamant tuait les hommes, il était déjà trop tard pour moi.

À contrecœur, Mabel retira le pendentif de sa chaîne.

— Êtes-vous certain ?

J’indiquai les chaussures éparpillées d’un mouvement de la tête.

— Remettez-les à leur place, afin qu’Agnès ne se rende compte de rien. Tandis que Mabel alignait les chaussures, je me tournai vers Escott.

— Connaîtrais-tu un certain Taylor, collectionneur de bijoux ?

Il secoua la tête. Concernant les divers criminels sévissant à Chicago, ou à l’est et au sud de la ville, Escott était une encyclopédie. Les honnêtes citoyens éveillaient rarement son intérêt.

Lorsque Mabel ressortit de la chambre en prenant soin de refermer silencieusement derrière elle, Escott entreprit de la verrouiller. Puis nous empruntâmes l’escalier par lequel nous étions montés. La porte de la salle à manger, toujours largement ouverte, jouxtait le petit salon et nous serions facilement repérables sur notre chemin vers la sortie. Quiconque regarderait dans cette direction ne manquerait pas de nous voir passer. Je glissai la tête dans l’embrasure pour jeter un coup d’œil. La voie était libre. J’esquissai brièvement un geste invitant Escott et Mabel à se lancer discrètement vers le vestibule. Le tonnerre couvrit le bruit de leurs pas. La voie étant toujours libre, je plongeai dans la salle à manger sans me dématérialiser, et gagnai furtivement la porte du petit salon. En me tenant caché derrière son montant, je pouvais observer par la fente qui la séparait du mur. Agnès était toujours assise avec son magazine, et Clive de retour à son poste devant la fenêtre.

Si seulement ils pouvaient se séparer, le tour serait vite joué. Je les plongerais tous les deux dans le sommeil en les hypnotisant. Mais pour m’en prendre à eux en même temps, je devrais nécessairement recourir à la violence. Il me faudrait en immobiliser un tandis que j’exercerais mes talents sur l’autre. Ce ne serait pas impossible, mais certainement bruyant, énervant et non sans heurts. Le plus sûr serait d’en attirer un hors de la pièce le temps de m’occuper de l’autre. Quelques-uns des couverts du dîner non débarrassé feraient l’affaire. Je les lançai par terre, sur le sol en marbre de l’entrée. Clive s’était déjà retourné et se dirigeait plus ou moins dans la bonne direction quand la sonnette retentit.

— C’est lui, dit-il, excité.

Et merde. Je n’avais aucune envie de les éliminer tous les trois.

— Tu ne l’as pas vu arriver en voiture ? demanda Agnès.

— C’est les chutes du Niagara, dehors. On n’y voit strictement rien.

Elle reposa son magazine, se leva, lissa sa robe et s’assit de nouveau en croisant les jambes, les mains posées sur ses genoux, telle l’élève modèle d’un cours de maintien. Elle tenait une petite boîte noire dont le contenu n’était pas difficile à deviner.

— Lorsque tout cela sera fini, j’exige une lune de miel digne de ce nom, dit-elle avec une étincelle dans l’œil.

Elle était aussi grande que Mabel, mais sa carrure plus fine et son port plus aristocratique.

— Accordée, bébé !

Escott s’empressa de rejoindre l’entrée.

Je tenais mon occasion. Il serait occupé avec le visiteur, devrait le débarrasser de son chapeau, de son parapluie. J’aurais assez de temps pour me glisser dans le petit salon et la plonger dans le sommeil.

Mais alors, Agnès eut un comportement étrange qui me fit hésiter. Tandis qu’elle regardait en direction de l’entrée, elle tâta brièvement une des poches de sa robe. Le mouvement fut adroit et presque imperceptible. Elle venait de vérifier que ce qui devait se trouver là était bien à sa place. Qu’avez-vous dans votre poche, Mme Latshaw ?

J’avais laissé passer ma chance. Clive invita l’acheteur à entrer et présenta William D.Taylor (quatrième du nom) à sa femme. J’imagine qu’il doit exister des collectionneurs excentriques de tous types et de toutes tailles, mais celui-ci était aussi quelconque que Clive. Taylor portait un costume élégant, affichait une expression guindée derrière ses lunettes à monture métallique et tenait une mallette à la main.

Ils échangèrent quelques banalités au sujet du climat déplorable. M.Taylor présenta ses excuses – lesquelles furent aussitôt acceptées –, pour être arrivé en avance.

— Je vous prie de pardonner mon empressement, Mme Latshaw, mais je dois prendre un train pour New York. Plus vite j’aurai arrêté ma décision quant à cette pierre, plus vite je pourrai m’en aller. Cette pluie lugubre…

— Ne vous en faites pas.

— Excellent. J’ai apporté mon équipement.

Il produisit alors une loupe d’horloger.

— Mme Latshaw, auriez-vous la gentillesse de bien vouloir apporter une lampe sur cette table ?

Agnès s’exécuta puis prit la parole.

— Ceci est le joyau de mon héritage familial : l’Œil doré d’Hécate, dit-elle avec respect, tout en ouvrant le petit écrin noir.

Taylor prit la boîte, la plaça sous la lumière de la lampe, en contempla le contenu et la reposa sur la table. Il enfila ensuite une paire de gants blancs et, seulement après, tira le pendentif de son support. Je me demandai si cette protection suffirait à le garder de la malédiction.

Il positionna la loupe devant son œil et passa plusieurs minutes à examiner la pierre.

Clive et Agnès échangèrent des regards inquiets, mais retrouvèrent bien vite leur expression neutre lorsque Taylor grogna.

— Quelle authenticité ! Et quelle clarté pour sa taille. J’aperçois même sa légendaire impureté assez nettement. Un œil parfait avec sa pupille et ses cils. C’est extraordinaire !

— Ma grand-mère ne cessait d’en parler. Elle adorait cet objet.

— Ce n’est pas étonnant. Je suis persuadé que vous préféreriez le garder dans la famille.

Clive redoubla d’efforts pour dissimuler son inquiétude.

— Vous n’êtes pas intéressé ?

— Si, bien sûr, monsieur, mais j’ai peur de ne pouvoir vous en offrir grand-chose. Je collectionne autant pour la beauté unique de l’objet que pour l’appréciation de sa valeur marchande. Et, sans rien qui atteste de sa provenance, je suis dans l’incapacité de le revendre avec la plus-value escomptée.

— Vous pourriez toujours le céder à un autre collectionneur privé.

— Hmm. Ce ne pourrait être qu’à cet imbécile d’Abercrombie, et je refuse de lui donner cette satisfaction. Je suis d’ailleurs bien content qu’il soit parti en Suisse car, sinon, il aurait pu avoir vent de cette histoire avant moi. Je suis désolé, mais je ne peux vous proposer plus que ce que j’ai. Vous pouvez accepter ou décliner mon offre, le choix vous appartient.

Il annonça alors un chiffre qui me laissa bouche bée. Les Latshaw furent incapables de dissimuler leur jubilation. Clive fut le premier à reprendre contenance.

— Ma femme et moi-même vous confirmons que nous serions ravis de voir l’Œil d’Hécate venir rejoindre la collection Taylor.

— Très bien.

Ils se serrèrent la main.

— Un simple chèque fera l’affaire et, dès qu’il sera encaissé, vous pourrez prendre possession du diamant.

— M.Latshaw, mon train n’attendra pas que les banques ouvrent, mais je suis disposé à conclure cette transaction dès à présent.

Il déposa sa mallette sur la table et en souleva le rabat, dévoilant ainsi une belle quantité de liasses de billets de banque bien rangées. Les Latshaw furent évidemment impressionnés. Ma mâchoire continuait à pendre. J’avais déjà vu de plus gros tas de billets, mais uniquement dans des tripots, aux mains de gangsters. En inspirant pour siffler sans un son je perçus l’odeur de l’encre.

— Pourquoi avoir transporté tout cet argent avec vous ? demanda Agnès. Et si vous vous étiez fait voler ?

— Je sais me défendre, madame.

Taylor entrouvrit la veste de son costume, juste assez pour lui montrer l’arme dans son holster.

— Si M.Latshaw voulait bien compter l’argent et me signer un reçu, je pourrais vous laisser et aller prendre mon train.

Clive s’exécuta et Agnès servit du sherry dans trois verres à pied, tout en échangeant quelques civilités avec Taylor. Seule sur la table, reposait la petite boîte noire et en son sein, l’Œil d’Hécate.

Même de l’endroit où je me trouvais, à l’autre bout de la pièce, il n’y avait aucun doute possible quant à l’authenticité de la pierre. La contrefaçon de verre que j’avais dans ma poche n’était qu’un vulgaire gueux comparé à l’élégante majesté qui trônait sur la table.

Reposant simplement sur son capitonnage de soie blanche, le diamant rougeoyait comme s’il était fait d’or fondu. Il s’emparait de la lumière pour l’embraser. Lorsque je changeai de position, essayant inutilement de m’approcher pour avoir une meilleure vue, la pierre m’adressa un clin d’œil. Je jure que c’est vrai. Voilà qui me fit froid dans le dos. Plus je la contemplais et moins je l’appréciais. Cette saleté n’était qu’un simple morceau de carbone cristallisé ayant pris une couleur inattendue, à laquelle on avait donné un nom exotique et, pour une raison ou pour une autre, les gens avaient décidé qu’elle avait de la valeur. Ils étaient même prêts à tuer ou à mourir pour de telles babioles scintillantes. Ridicule.

Malgré tout, je n’aurais rien eu contre le fait d’en posséder quelques-unes, enfermées dans mon coffre-fort, chez moi. Mais pas celle-là.

L’œil d’Hécate m’adressa un nouveau clin d’œil doré et je dus réprimer un frisson. Clive avait fini de compter et il referma la mallette. Taylor lui indiqua qu’il pouvait la garder avec son contenu.

Taylor prit l’Œil d’Hécate et l’observa de nouveau à travers sa loupe. Sage décision. Agnès avait détourné son attention et Clive aurait parfaitement pu le remplacer par un faux.

— Il est magnifique, déclara Taylor. Je n’ai vu une telle beauté qu’au British Muséum. Le diamant dont je vous parle avait deux inclusions, mais aucune n’était comparable au simulacre de celui-ci.

Ils portèrent un toast. Tous semblaient ravis. Agnès prit doucement le pendentif des mains de Taylor, afin de jeter un dernier coup d’œil à cette pierre qui faisait la joie et la fierté de sa chère grand-mère, avait-elle expliqué.

— Tu vas me manquer, dit-elle d’un ton grave et mélancolique, tout en tenant le bijou dans la lumière.

Clive et Taylor échangèrent plusieurs regards ; les deux hommes témoignaient silencieusement leur admiration pour la sensibilité exacerbée du beau sexe. Ils hochaient la tête en souriant. Lorsqu’ils tournèrent de nouveau la tête, Agnès avait déjà procédé à l’échange.

Elle avait dû s’entraîner car elle fut si rapide que je faillis ne rien remarquer. Elle déposa un pendentif dans l’écrin dont elle rabattit le couvercle avant de le rendre à Taylor. D’après ce que j’avais vu, le véritable diamant se trouvait toujours dans sa paume. Tandis que les deux hommes se serraient la main, elle le glissa dans la poche de sa robe.

Habile, mais inconsidéré. Tôt ou tard, Taylor jetterait forcément un autre coup d’œil à son jouet, et il appellerait les flics. Comment pensait-elle pouvoir s’en tirer ?

Je sentis quelqu’un se glisser derrière moi et j’étais certain qu’il ne s’agissait pas d’Escott venu voir ce qui me prenait autant de temps.

Je me baissai et fis volte-face juste à temps pour voir l’extrémité courbe d’une clé démonte-roue lancée à pleine vitesse rater mon crâne de quelques centimètres à peine. Elle s’écrasa finalement sur mon épaule gauche, en plein sur l’articulation. En règle générale, une personne normale ne dispose pas d’assez de force pour me blesser, mais l’application d’une puissante énergie cinétique en un point précis avec un outil incassable… Quelque chose finirait forcément par céder. J’entendis justement un craquement, digne d’une carcasse de poulet qu’on écrase, qui me souleva le cœur, et je sentis vaguement la douleur me parvenir, mais j’étais trop occupé pour me soucier de son intensité. Je finis de me retourner pour faire face à Riordan. Il était prêt et m’envoya un coup de clé au foie. La violence du choc fut incroyablement plus intense que causée par un poing nu. Je me pliai en deux.

N’ayant pas besoin de respirer, je n’étais pas encore au tapis. Je plongeai en avant pour le plaquer au sol. Il recula d’un pas leste et parvint presque à m’éviter, mais alors, il buta contre la table de la salle à manger, et s’écroula dans un fracas qui fit plaisir à entendre. Une femme poussa un hurlement.

Mon bras gauche, parfaitement inutile, pendouillait mollement. J’attrapai Riordan avec l’autre, mais il ne s’immobilisa pas, préférant m’assener des coups de clé sur le dos de la main. J’entendis de nouveau les os craquer, mais ne ressentit aucune douleur, signe que je subissais de sérieuses mutilations. Avant qu’il abatte la clé encore une fois – bon Dieu qu’il était rapide –, je le frappai au ventre. Le coup fut moins violent que je l’aurais voulu, puisque je dus me servir de mon poing droit. Aucune douleur ; les choses allaient trop vite.

Riordan, lui, avait besoin de respirer. Il ralentit son mouvement juste assez pour me permettre de l’abasourdir en lui assenant un coup sur le côté de la tête. Là encore, je n’employai qu’une partie de ma force, mais j’eus envie de hurler en sentant mes os brisés frotter les uns contre les autres sous la peau. Il perdit toute vigueur, mais il luttait toujours, le regard tantôt vitreux, tantôt vif. Je saisis la clé. Je dus forcer pour lui faire lâcher prise et fus aussitôt contraint de laisser tomber l’outil car mes doigts refusèrent d’obéir. Soudain il n’y eut plus rien que cette douleur rugissante. J’avais un bras mort, l’autre bien trop vivant, et je devais absolument me dématérialiser afin de guérir mes blessures.

— LES MAINS EN LAIR !

William D.Taylor (quatrième du nom) pointait sur moi un pistolet semi-automatique des plus convaincants. C’était un calibre .32 ou .38 qui me fit l’effet d’un canon, de là où je me trouvais.

Je m’immobilisai. Je déteste me faire tirer dessus. Ça fait un mal de chien, je perds un sang précieux et les balles me transpercent pour toucher quiconque aurait eu la mauvaise idée de se tenir derrière moi. Elles me forcent en outre à disparaître contre ma volonté. Vu les blessures que j’avais déjà reçues, je serais incapable de résister.

Je ne pouvais pas me permettre de courir ce risque devant le petit groupe. Aucun d’eux n’avait besoin d’en apprendre autant à mon sujet. Prêt à collaborer, j’essayai de lever mon bras valide. Une douleur brûlante le parcourut, tel un choc électrique. Je haletai et me recroquevillai, soudain nauséeux. Mon bras gauche refusait catégoriquement de m’obéir ; un nerf important devait avoir été touché et je ne sentais rien d’autre qu’un poids mort. Je percevais l’odeur du sang qui suintait de ma plaie à l’épaule, à l’endroit de l’impact, mais ma chemise noire en dissimulait l’écoulement.

Clive Latshaw exigea de savoir qui j’étais et ce que je faisais là. N’ayant aucune réponse valable à lui offrir, je lui dis d’appeler la police. Leur réaction fut intéressante. En général, les gens sont plus que disposés à dénoncer les intrus qui s’introduisent chez eux pour démolir leur maison. Mais pas ce trio. Ils hésitèrent et échangèrent force regards mal à l’aise. Taylor prit finalement la parole.

— Il faut absolument que je prenne le train ce soir. C’est capital pour mes affaires.

Clive hocha lentement la tête.

— Bien entendu. Je vais régler cela. Nous n’avons pas besoin de la police.

Sans surprise – étant donné l’échange auquel elle avait procédé et le fait que, pour commencer, elle avait volé le diamant –, Agnès n’opposa pas la moindre objection. Elle considérait d’un air furieux le chaos que deux adultes peuvent provoquer dans une pièce lorsqu’ils essaient de s’y entre-tuer.

— Qui sont ces gens ? demanda-t-elle en nous désignant simultanément, Riordan et moi.

À aucun moment, elle n’avait semblé le reconnaître ; Clive non plus. Le couple de menteurs était bien trop expérimenté. Étaient-ils ensemble dans le coup ou avaient-ils agi séparément ? Avait-elle une raison de ne pas révéler à son mari qu’elle avait employé quelqu’un ? Ou était-ce Clive qui avait eu recours à ses services et n’en avait rien dit ?

Malgré les rideaux tirés dans le petit salon, on aperçut le violent flash lumineux d’un éclair. Le tonnerre éclata, faisant de nouveau vibrer toute la maison. Nous sursautâmes tous légèrement sous l’éclairage vacillant.

Agnès avait la main dans la poche, touchant nerveusement l’Œil doré d’Hécate, et je repensai brièvement à la malédiction. Ce temps m’avait foutu la trouille.

Je n’avais fait que regarder cette chose et voilà que je jouais de malchance comme jamais. Si j’avais été normal, je serais désormais mutilé à vie.

Il fallait que je me dématérialise ; quelques secondes hors de leur vue suffiraient.

La meilleure chose à faire serait de les hypnotiser pour les plonger dans le sommeil, mais il était vain de m’attaquer de front à trois personnes sur leurs gardes. Sans parler de la douleur qui m’empêchait de me concentrer et ne faisait qu’empirer.

Force-les à se séparer.

— Appelez la police, dis-je en regardant Clive pour qu’il m’écoute.

Il suffirait que l’un d’entre eux s’éloigne pour que j’aie mes chances.

— Je suis un cambrioleur, et lui aussi. Nous sommes venus ici pour tout dérober, vous feriez mieux de nous faire enfermer.

Riordan se redressa juste assez pour marmonner.

— Enfoiré d’abruti.

L’orage l’avait trempé jusqu’aux os. Peut-être était-il entré dans la maison par une autre pièce que le vestibule, quoique cela semble assez peu probable. Je fus saisi d’inquiétude en pensant à Escott et Mabel. Pourvu qu’il ne les ait pas abattus…

Riordan finit par reprendre ses esprits ; il parvint même à se redresser en position assise.

— Jésus, Marie, Joseph, qui aurait pensé qu’un connard aussi maigre vaille quoi que ce soit à la baston.

— Où sont-ils ? rétorquai-je d’un ton hargneux.

— Si c’est de la Sainte Famille que tu parles, je te conseille d’aller à l’église, ils se feront un plaisir de te renseigner. Mais si c’est pour Charlie et sa nouvelle poulette que tu t’inquiètes, tu les trouveras enlacés comme des sardines dans le coffre de sa voiture.

Clive sembla frôler l’étranglement.

— SILENCE !

Comme pour renforcer son intervention, le tonnerre résonna au-dessus de la maison, faisant tout trembler, humains compris. Riordan le regarda en plissant les yeux.

— Vous avez des amis haut placés, on dirait.

À grand renfort de gémissements, et bien que son équilibre soit précaire, il parvint finalement à se relever.

Poussée par son instinct, Agnès recula pour venir derrière son mari.

— Clive…

— Restez où vous êtes, ordonna Taylor, rappelant à tous qu’il était armé.

— Je ne suis pas un voleur, madame, ne vous faites pas de bile. (Il se tourna vers moi.) Ne te méprends pas, mon pote, je me suis vraiment éclaté à te tabasser, mais il se trouve que ce qui m’amène ici, c’est une affaire personnelle.

— De quoi s’agit-il ?

La main de Taylor ne tremblait pas. L’homme était visiblement habitué au maniement des armes à feu. Riordan se frotta la tempe.

— J’ai les oreilles qui sonnent, mais pas le temps de leur répondre. Vous, là – il regardait Clive Latshaw –, j’ai deux mots à vous dire.

L’interpellé tenta de rester impassible, sans y parvenir complètement. Riordan était la dernière personne qu’il voulait voir ici, c’était évident.

— Clive ? Tu connais cet homme ? demanda Agnès, les yeux rivés sur son mari.

— Affirmatif, madame. Enchanté. Shamus Riordan, mon nom est ma loi, le seul en quoi j’aie foi. Veuillez pardonner mes manières, mais la soirée a été difficile. J’aimerais parler à votre mari à propos de mon paiement.

— Qui est ce type ?

Clive fit de son mieux.

— Je l’ai engagé pour qu’il suive Mabel. Mais c’est sans importance.

Il espérait désespérément qu’elle comprendrait l’allusion. Il était risqué de mentionner le nom de la propriétaire légitime du diamant. Taylor pouvait certes n’en avoir rien à faire, mais il pouvait très bien y trouver à redire.

— Et il me paie grassement pour ça, ajouta Riordan. Un peu trop grassement même pour un type qui a des trous dans ses chaussures. Du cirage sur le dessus, des trous dans les semelles et je préfère passer sous silence l’état déplorable de vos talons. Vous aviez du boulot pour moi, et c’est tout ce qui comptait. Mais j’ai commencé à me demander comment vous pouviez disposer de tant d’oseille alors qu’il était évident que vous étiez vous-même dans le besoin…

Clive lui ordonna de la fermer. Je dus lire l’ordre sur ses lèvres car le tonnerre avait assourdi ses paroles.

En dépit de la douleur lancinante, je me mis à rire. Tous me jetèrent un regard sinistre. Aussi étrange que cela puisse paraître, je savourais cet instant. C’est le genre de choses qui arrivent quand l’adrénaline coule à flots et que certaines bizarreries prennent soudain tout leur sens.

— Ça te dérangerait de nous dire ce qui te fait rire ? demanda Riordan.

— Vous connaissez déjà la blague.

Je laissai mon hilarité refluer. La douleur m’empêchait de rire davantage.

— Je ne trouve pas ça drôle du tout.

Bien entendu. Personne n’aurait trouvé ça drôle. Le regard de Taylor, derrière ses lunettes à monture métallique, était difficile à déchiffrer, mais je me doutais que j’en avais déjà trop dit. Nous naviguions en eaux troubles. Riordan voulut reprendre la parole, mais je lui adressai un rapide clin d’œil, en espérant qu’il tiendrait compte de mon avertissement et que les autres ne remarqueraient rien. Si je me faisais tirer dessus, je disparaîtrais inévitablement. Il laissa échapper un grognement de mépris et se plaignit « des foutus Yankees » en marmonnant, puis il se calma et se détourna. Brave type. Nouvel échange de regards entre Taylor et Clive. Je fis mine de ne rien remarquer, mais Agnès commençait visiblement à avoir la puce à l’oreille. Elle s’éloigna d’eux pour les observer d’un regard inquisiteur. Clive prit alors les choses en main, déclarant lentement de sa voix grave :

— M. Taylor, tout ceci ne vous concernant en rien, je pense que vous feriez mieux de partir. Si vous acceptiez de me prêter votre arme, je pourrais m’occuper de régler cette situation. Je vous la renverrais plus tard ; j’ai votre adresse. Taylor réfléchit, puis finit par hocher la tête, mais n’esquissa pas le moindre mouvement. Il cligna à plusieurs reprises et se frotta les yeux. Clive tendit une main vers lui, mais son geste sembla inhabituellement apathique.

— J’ai… votre adresse, répéta-t-il. Taylor ne répondit rien.

Agnès fit un pas en avant et prit le pistolet de ses mains. Aucun des deux hommes ne protesta. Les traits de leurs visages s’étaient affaissés et ils posaient sur nous ce regard vitreux que je connaissais si bien. Agnès s’attaqua alors à Riordan et à moi, grimaçante.

— Qu’est-ce que je vais faire de vous deux ? voulut-elle savoir.

Un contre un. J’avais toutes mes chances. Je repoussai la douleur et me concentrai sur la jeune femme.

C’était compter sans la malchance ambiante. Un nouvel éclair embrasa le contour des rideaux avec une violence à couper le souffle. L’orage, qui, selon toute vraisemblance, se trouvait à l’aplomb exact de la demeure, explosa. Les lumières s’éteignirent.

Et merde, encore raté !

L’hypnose du moins, car, si le courant restait coupé suffisamment longtemps… La bougie posée dans le petit salon n’était pas assez proche de la salle à manger pour l’illuminer complètement. Je disparus et, pendant quelques précieuses secondes, le néant gris me débarrassa de la douleur et du poids de mon enveloppe physique. C’était comme un petit coin de paradis qui m’invitait à m’attarder. Hélas, je ne pouvais me le permettre.

À mon retour, mes bras m’obéissaient de nouveau parfaitement. Je me trouvais juste derrière Agnès et je tentai de la délester de son arme. Taylor et Clive restaient plantés là, immobiles et inconscients, tels deux mannequins derrière une vitrine. J’entraperçus alors le visage hilare de Riordan. Devant tant d’impossibilités, il souriait comme un dément.

Agnès se débattit férocement, elle hurla, griffa, siffla, rua et elle refusait de lâcher prise ; je ne gagnai pas le moindre pouce de terrain alors que nous virevoltions. En se retournant brutalement, elle parvint à se libérer et me tira dessus. La détonation de l’arme aurait pu rivaliser avec le tonnerre.

Moins de trois mètres nous séparaient, mais elle manqua sa cible. Ce qui n’a rien d’étonnant de la part de quelqu’un qui n’a jamais fait feu, sans parler de son état nerveux.

Cela dit, même un tireur inexpérimenté et sur les nerfs peut avoir de la chance. Il était temps de quitter les lieux.

Je battis rapidement en retraite dans la salle à manger. Riordan, pas si fou finalement, me devançait de peu, progressant tant bien que mal en direction de la cuisine.

Agnès tira de nouveau en hurlant une grossièreté. Nous nous ruâmes vers le vestibule, jouant des épaules pour en franchir la porte et luttant pour sortir en premier. Riordan se mit de profil et parvint à se glisser devant moi, puis il franchit la porte de derrière en quatrième vitesse pour se retrouver sous la pluie, avec moi sur ses talons.

Il fonça vers le bas de l’allée, certainement pour récupérer sa voiture. Nous aurions mieux fait de le ligoter et de le bâillonner. Il avait tout du roi de l’évasion. Il regarda en arrière une seule fois et ses dents blanches brillèrent.

— À la prochaine ! hurla-t-il avant d’accélérer encore.

La Nash d’Escott était toujours là, les clés et le Webley déposés sur le siège avant. Mabel et Escott, quant à eux, se trouvaient effectivement dans le coffre, si j’en croyais les cris et les coups assourdis qui me parvenaient, mais ils allaient devoir patienter.

Je démarrai le moteur, enclenchai une vitesse, et quittai en trombe l’abri qu’offrait la porte cochère. Le martèlement de l’eau sur le toit reprit avec force, mais la pluie ajoutée à l’obscurité ambiante dissimulerait le véhicule à la vue d’Agnès et, avec un peu de chance, l’empêcherait d’ajuster sa visée. Je ne ralentis pas pour m’en assurer.

Lorsque j’estimai m’être assez éloigné, je coupai le moteur, disparus et rebroussai seul mon chemin en direction de la maison. J’étais battu par le vent, et la pluie constituait un désagrément saisissant. J’étais secoué de tremblements désagréables qui ne se manifestent habituellement que quand je joue au passe-muraille. Lorsqu’ils cessèrent, j’en déduisis, sans trop prendre de risque, que je devais me trouver sous un abri.

Avec la plus grande prudence, je repris juste ce qu’il fallait de consistance pour pouvoir me repérer. Le coupé tape-à-l’œil de Clive se trouvait devant moi. Je gagnai un coin sombre en me laissant flotter et observai. Depuis que j’avais fui en compagnie de Riordan, Agnès n’avait pas chômé. Chapeau et gants bien en place, elle sortit par la porte de derrière, la mallette de cuir remplie de billets dans une main et une valise dans l’autre. Elle les jeta du côté passager du coupé et bondit à l’intérieur. Elle riait d’un rire franc et naturel, l’expression d’une joie absolue teintée de triomphe.

Je m’attendais presque qu’un éclair fatidique vienne zébrer le ciel, mais rien de tel ne se produisit. L’orage semblait se calmer.

Agnès fit vrombir le moteur, enclencha une vitesse, et le véhicule s’éloigna dans un rugissement.

Escott, qui avait déjà fait l’expérience d’un séjour dans le coffre d’une voiture, semblait plus serein que notre cliente. Ou alors, il aimait se retrouver enfermé dans un espace clos, une jeune femme aux formes généreuses affalée sur lui. Je peinai à garder mon sérieux en les voyant s’extirper du coffre dans leurs tenues chiffonnées.

Mabel était livide et visiblement prête à étrangler Riordan, mais je lui expliquai que ce dernier s’était volatilisé depuis longtemps. Je n’étais pas au bout de mes explications mais, avant de leur en dire davantage, je demandai à Mabel de m’indiquer l’emplacement du disjoncteur afin de remettre le courant. Elle fut assez peu enchantée devant l’état de la salle à manger, horrifiée et effarée en découvrant Clive et Taylor dormant littéralement debout, et furieuse après moi de façon générale. Elle fulminait visiblement tandis que j’allongeais les deux hommes sur le sol. Ils respiraient et leurs cœurs battaient normalement, ils ne couraient donc aucun réel danger.

— Le curare serait-il derrière tout cela ? hasarda Escott qui les observait d’un air songeur. Si tel est le cas, alors ils sont susceptibles d’entendre tout ce que nous pourrons dire.

Je haussai les épaules.

— Ne touchez pas au sherry. À mon avis, il serait même judicieux de vider toutes les bouteilles dans l’évier. Agnès a parfaitement pu laisser un piège derrière elle. Mabel semblait sur le point d’exploser.

— Mais bon sang, que s’est-il passé ?

Je m’assis, soudain diablement fatigué. Avant l’aurore, pluie ou pas, il faudrait que je passe au parc à bestiaux pour m’accorder un copieux repas. Revigoré par la perspective de litres de sang de bœuf frais dans un avenir proche, je relatai l’ensemble des événements, sans oublier de mentionner l’intervention inopinée de Riordan au plus mauvais moment, mais en laissant de côté le chapitre des blessures que j’avais reçues. J’en parlerais à Escott plus tard. Il fallait qu’il sache à quelle brute épaisse il avait affaire.

— Vous l’avez laissée s’enfuir ? s’indigna Mabel d’une voix gutturale.

Je levai une main.

— Elle n’a strictement rien emporté avec elle.

— À l’exception de l’Œil d’Hécate et de l’argent ! Elle ne reviendra jamais.

Je sortis le pendentif – l’authentique – de ma poche et le tendis à Mabel. Elle me contempla, bouche bée, avant de tendre une main tremblante.

— Vous les avez intervertis !

— Je vous avais dit que je m’en occuperais. Cela m’a pris plus de temps que prévu, avec Agnès qui se débattait comme une diablesse.

— Vous ne devriez pas le toucher. Mon Dieu, reposez-le avant que quelque chose d’horrible se produise.

Je le déposai dans le creux de sa main tout en lui racontant comment j’avais joué le pickpocket pendant l’empoignade.

— Agnès a dû me prendre pour une espèce de maniaque sexuel, vu la façon dont je ne cessais de promener mes mains sur elle. Pas étonnant qu’elle m’ait tiré dessus.

— Malgré tout, elle est partie avec l’argent de la vente ; Taylor va certainement lui envoyer la police.

— Non, il n’en fera rien. Il a apporté une mallette pleine de fausse monnaie pour acheter le joyau. Elle était aussi fausse que le pendentif qu’il a acquis. Agnès a fait confectionner deux répliques. Peut-être son joaillier lui aura-t-il accordé une ristourne.

Mes deux compagnons prirent quelques minutes pour digérer ce que je venais de leur dire. Je mis ce moment à profit pour tirer l’écrin de la poche du manteau de Taylor et déverser son faux bijou sur la table.

— Comment as-tu compris que l’argent était faux, demanda Escott, puisque tu n’as même pas eu la possibilité de le regarder de près ?

— Grâce à l’odeur. As-tu déjà eu l’occasion de sentir des billets neufs, tout juste mis en circulation par la banque ? L’odeur de l’encre est incomparable, mais dans notre cas, elle était bien trop forte. Si forte que je la perçus même de la pièce voisine. Mais je ne me suis rendu compte de l’importance de ce détail que lorsque Riordan a fait irruption en demandant à parler à Clive. Ce dernier, quand il avait engagé le détective pour suivre Mabel, l’avait payé avec de faux billets.

— Comment a-t-il pu se les procurer ? demanda la jeune femme. Oh… Oh, dites-moi que ce n’est pas vrai.

— Si, c’est vrai. Lui et Taylor étaient associés dans une escroquerie au long cours. Clive, le gigolo, épouse une future riche héritière. Je ne serais d’ailleurs pas étonné d’apprendre qu’il a laissé un certain nombre d’épouses dans son sillage.

— Un polygame ?

Mabel le contempla comme s’il était un animal de foire exotique.

— Vraisemblablement. Le mariage fait partie de la combine. Mais je suis prêt à parier que, cette fois-ci, tout ne s’est pas déroulé comme il l’aurait souhaité. Agnès a hérité de la maison, laquelle n’a pour lui aucune valeur. Contrairement à un objet ancestral, comme ce diamant si rare. Il lui aura certainement glissé à l’oreille à quel point il était injuste que vous héritiez de la pierre, à moins que le ressentiment soit venu d’elle. Le moment voulu, il aura appelé Taylor pour lui faire jouer le rôle d’un riche collectionneur de bijoux. La véritable difficulté consistait sans doute pour eux à trouver de la fausse monnaie suffisamment convaincante. Leur imprimeur aurait dû la laisser sécher plus longtemps.

Mabel resta bouche bée quelques instants avant d’éclater d’un rire moqueur. Il n’avait jamais été question d’affection entre elle et sa cousine. Qu’Agnès ait épousé un escroc potentiellement doublé d’un polygame, ne contrariait pas le moins du monde Mabel. Des larmes lui roulèrent sur les joues, et elle dut se moucher.

Une fois qu’elle eut retrouvé son souffle, je poursuivis.

— Aucun des deux hommes ne savait qu’Agnès envisageait les choses d’une autre façon. À savoir, les droguer, échanger les bijoux, et s’enfuir avec le beurre et l’argent du beurre. Clive se serait réveillé le lendemain sans femme ni argent. Peut-être Taylor aurait-il eu un accident de voiture sous la pluie, mais en tout cas…

Je laissai ma phrase en suspens. Ce qui calma Mabel instantanément.

— Je ne peux pas croire qu’elle serait allée aussi loin.

— Sans doute avait-elle prévu de le retenir jusqu’à ce que son breuvage fasse effet. Et Riordan l’aura interrompue en essayant de me briser le crâne.

— Vous n’êtes pas blessé, au moins ?

— Il faudrait plus qu’un Irlandais dégénéré armé d’un objet contondant pour y parvenir. (Je me tournai vers Escott). Tu vas m’en dire un peu plus à propos de ton ami, n’est-ce pas ?

Il eut l’air contrarié.

— Certes, mais pas maintenant.

— J’imagine que je ferais mieux d’appeler la police, dit Mabel en désignant les deux mannequins gisant sur le plancher du petit salon.

— Ne vous donnez pas cette peine. Je connais quelqu’un qui se fera un plaisir de rencontrer ces deux plaisantins.

L’ami en question était le chef d’un gang réputé qui me devait une faveur ou trois. Northside Gordy serait ravi d’en apprendre un peu plus sur l’histoire de Clive et de Taylor, et sur ce qui les avait poussés à opérer dans sa ville sans lui demander la permission, ni lui verser une part du butin. Avec un peu de chance, il les laisserait repartir sans trop les abîmer.

— Pauvre Agnès, ricana Mabel. Quand elle essaiera de dépenser cet argent…

— Elle pourrait finir en prison, termina Escott à sa place.

— Ça pourrait lui servir de leçon, mais je préfère la dénoncer à la police pour vol de voiture.

Mabel remit l’Œil d’Hécate dans son écrin, puis se rendit dans la cuisine où se trouvait un des téléphones.

Escott et moi regardâmes la pierre, aucun de nous n’étant disposé à s’en approcher davantage.

L’orage faiblissant éructa un dernier éclair qui effraya une fois encore les lumières de la maison. Elles vacillèrent, laissant l’unique bougie du petit salon prendre le relais pendant quelques instants, le temps de retrouver leur éclat.

— Tu as vu ce que j’ai vu ? demandai-je. Dis-moi que tu as vu la même chose que moi.

— Un simple effet d’optique, mon vieux, voilà tout, répondit Escott, néanmoins étrangement pâle. Il ne nous a absolument pas adressé le moindre clin d’œil.